La condition des crabes – La marche du crabe

De quoi s’agit-il : Les crabes de l’estuaire de Gironde sont condamnés depuis des milliers années à marcher droit. Mais la jeune garde a décidé de renverser l’histoire.

On appréhende un peu en démarrant la lecture de La marche du crabe. On a en effet déjà vu bon nombres d’auteurs de BD ne pas hésiter à raconter les aventures d’une moule, d’un bigorneau voire d’une amibe pour les plus radicaux de la profession. Mais en général c’est un format de strip qui est utilisé pour ce genre décalé au cent millième degré. Trois cases sont suffisantes, une page à la rigueur pour savourer les aventures captivantes d’un mollusque et apprécier ses considération sur la crustacitude.

Arthur de Pins n’hésite pas. Après avoir réalisé un court métrage sur la même histoire en 2004 et remporté pour celui-ci le prix du public au festival du fim d’animation d’Annecy, c’est un album entier qu’il consacre aux aventures d’une espèce de crabe. Il se rajoute une difficulté : cette espèce est incapable de ne se déplacer autrement qu’en ligne droite d’avant en arrière, condamnée à ne voir que le même chemin toute sa vie de crabe, si tant est qu’existent des obstacles infranchissables aux extrémités de celui-ci. Cette contrainte de départ que s’impose le scénariste lui permet de dévider une histoire originale fourmillant de créativité. Son dessin bien reconnaissable, tout en ligne claire et aplats qui donne l’impression de collages multiples renforce le ton tragi-comique et absurde de la condition de ces petites créatures se faisant régulièrement malmener par des tourteaux, des homards, ou encore par des plagistes négligents susceptibles à tout bout de champ de les écraser avec leur pieds truffés de doigts.

L’auteur crée quelques personnages intéressants comme ce militant écologiste, barbu, toujours enthousiaste, sûr de lui et près à fournir une multitude de réponses savantes aux question que lui adresse sa progéniture. Bref le prototype du gars pour lequel on a du mal à en pincer (difficile de résister à un calembour parfois). Arthur de Pins parvient même à ménager un suspense terrible alors qu’une vertigineuse révélation en forme de questionnement existentiel est faite au lecteur en fin de ce présent volume.

Un long métrage adapté de cette série est en préparation. En voici le teaser.

Lafigue


LA MARCHE DU CRABE TEASER 01 VF par Mister3ZE

L’art de voler

Si vous avez raté le début : Le père d’Antonio Altarriba s’est réellement suicidé à 90 ans. Son fils raconte, en se substituant narrativement à son père, l’histoire de ce dernier depuis son enfance en Aragon dans l’Espagne pauvre et agricole du début du siècle jusqu’à la guerre civile.

Difficile de refermer cet ouvrage sans imaginer le nombre de renoncements qui ont parsemé la vie d’Antonio Altarriba. Difficile de ne pas ressentir l’amertume du héros de cette histoire qui n’en est pas vraiment une, puisque que c’est bien la vie réelle d’un homme qui est ici exposée. Plus qu’exposé, le parcours d »Antonio est disséqué jusqu’à l’écoeurement.

Né dans l’Espagne agricole et pauvre du début du siècle, Antonio ne rêve que de conduire une Hispano-suiza. La guerre civile lui en donnera l’occasion comme elle lui donnera l’occasion de côtoyer la peur, la mort, la camaraderie, la bêtise militaire, l’impudence des convertis au fascisme. Plus victime des événements que véritable instigateur de ces derniers, Antonio est balloté au gré de son existence, et malgré sa participation à la grande histoire, il ne donne pas l’impression d’être un grand héros. D’ailleurs le veut il vraiment ? Son engagement chez les Républicains se fait au départ plus par révolte contre les brimades des soldats de sa brigade que par réelle conviction idéologique. Comment pourrait il en être autrement pour un garçon qui a à peine connu l’école ? Cependant la franche amitié des soldats défenseurs de la République et leur refus d’être les simples pions d’une hiérarchie vont durablement marquer Antonio. Honnête, travailleur, loyal, il va devoir au gré des revirement de l’histoire apprendre le mensonge, l’hypocrisie et le double jeu. Son instinct de survie lui permettra toujours de rebondir mais la vie ne l’épargnera jamais.

Le dessin semi-réaliste, approchant un peu de celui de Crumb, se prête très bien à cette biographie faisant sans cesse des allers retours entre la grande et la petite histoire, faite, elle, essentiellement de la nécessité de subvenir aux besoins vitaux. Le noir et blanc renforce l’austérité d’un propos jamais ennuyeux. On regrettera que l’auteur a un peu trop usé de la psychanalyse dans le premier chapitre ce qui déshumanise un peu les relations père-fils de l’auteur. L’ouvrage demeure somptueux et on ne peut rester indifférent à cette vie, celle d’un homme auquel le vingtième siècle n’aura rien épargné.

Lafigue

Paname – Univerne

Nesmo nous offre un Paris à cheval entre l’esthétique urbaine de la fin du dix-neuvième siècle et le gigantisme que seul notre époque permet. Il a du feuilleter les anticipations de ce que serait le Paris aujourd’hui imaginé par nos ancêtres. Fortement imprégnés par la 2eme révolution industrielle et ses avancées techniques, les auteurs créent une ville où les styles d’Eiffel, de Guimard, d’Haussmann et de l’Art Déco se télescopent avec des envolées architecturales futuristes. Les ballons dirigeables ressemblent à des baleines, les habitants de la ville ont l’élégance de la belle époque et tout est fait pour rappeler l’empreinte de Jules Verne au fur et à mesure de l’histoire. Cette cité, rassurante par sa haute avancée technologique, belle de par ses lignes est véritablement un personnage à part entière de cette histoire.

L’héroïne à laquelle pétroleuses et suffragettes pourraient décerner un certificat de conduite féministe, toute en gouillarie, se rit bien de la mâle mégalomanie de monsieur Tesla qui, ici, ne se contente pas d’explorer les propriétés des champs magnétiques mais lance la Teslavision, c’est à dire la télévision mondiale. Les célébrités de la fin du siècle dernier sont ainsi placées dans de multiples variations que cette uchronie pousse à l’envie. Les couleurs en aplat faites sur ordinateur et le dynamisme du trait viennent renforcer cette effet de contraste entre passé et futur. On préférera les tons chauds du début aux turquoises employés dans les scènes de fin pendant les combats. Les auteurs n’hésitent pas à utiliser le procédé des vignettes obliques pour les scènes d’action ou à poser des vignettes sur une image de fond. Ceci témoigne d’un bon sens de la mise en page et du découpage à opérer pour assurer la meilleure narration possible.

Que la suite advienne et vite.

Lafigue.

Concurrence déloyale – Le tueur

Difficile de se renouveler quand on a déjà disserté trois à quatre fois sur la série du tueur. Et pourtant à chaque album, l’œil découvre une nouveauté qui le régale graphiquement. On pourra pour ce volume citer la planche où le tueur marche dans la désert : les perspectives et la façon de colorier le désert réjouissent. Le trait de Jacomon tantôt fin, tantôt épais, parfois en pointillé constitue un des points d’observation de son style désormais bien installé dans le paysage de la bande dessinée.

Cet album plus bavard qu’à l’accoutumée ne contient étrangement qu’une seule scène d’action. Il est également l’occasion d’une certaine forme de notabilisation du Tueur qui va désormais avoir un peu de mal à nous dérouler, au fil de l’histoire, ses considérations anarcho-cyniques sur le monde et les hommes. Attendons de découvrir la suite pour voir quelle sera la justification idéologique de ce tournant.

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